Tout ce qui est petit est mignon, c'est bien connu. Un exemple, parmi tant d'autres: la Très petite entreprise. Quelle trouvaille, cette dénomination. Chapeau. Autant la grosse boîte transnationale ne peut être animée que des pires intentions, autant la TPE est mignonne, forcément inoffensive et fondamentalement tournée vers le Bien et le bonheur de la planète.

Pensez donc: c'est l'embryon de l'emploi, le ressort de la croissance, de l'innovation. Tout le monde sait bien que les grandes organisations ont dû mal à évoluer, à rester à la pointe. Dans la TPE, l'exécutant peut donner au patron toutes ses bonnes idées d'optimisation des process à la pause tous les matins. Pas besoin d'intermédiaires, que du direct, du rapide, de l'efficace. Le client n'a jamais affaire à 5 niveaux de hiérarchie, tous plus prompts à ouvrir le parapluie et se renvoyer les fautes. Il a un interlocuteur, qui doit bien assumer, si jamais tout ne s'est pas passé comme il faut.Aujourd'hui, ce sont les petites structures qui constituent la réserve d'emplois futurs, ce sont les PME qu'il faut aider, pas les gros, qui eux, font rien qu'à délocaliser. Bref, on se demande bien pourquoi plein de gens vont encore s'emmerder à bosser dans ou avec des grandes entreprises alors que le paradis sur terre est à portée de main.

Peut-être parce que la TPE, c'est aussi l'entreprise personnelle qui ne créera jamais plus d'un emploi, parce que le but de son patron est de pouvoir vivre de son boulot et travailler tout seul. En 2004, 993 200 entreprises des secteurs du commerce, de l'industrie et des services n'ont pas de salarié, sur un total de 1 338 100 [1]. C'est aussi la petite entreprise dans laquelle le chef peut être le pire des salauds, harcelant ses salariés et oubliant de leur payer leurs heures supplémentaires. La TPE ne garantit pas la démocratie sociale: sous le seuil des 11 salariés, la représentation des salariés n'est pas obligatoire. De 11 à 50 salariés, des délégués doivent être élus. En pratique, on en est loin: 2/3 de ces PME n'ont pas de délégué. Quoiqu'on pense de la culture syndicale française, on peut quand même imaginer qu'en l'absence de représentation, il ne doit pas être simple de donner dans les best practices de gouvernance.

Il y a aussi une chose que l'on oublie souvent: toutes les grosses entreprises ont commencé par être des TPE. Ce qui ne veut pas dire que toutes les TPE puissent devenir des grandes entreprises, mais en tous cas, ces organisations ne sont pas de nature différente. Oui, il existe des gros acteurs trop peu réactifs et trop peu dynamiques, mais pour chacun d'entre eux, combien de petites structures totalement inefficientes et mal organisées? Combien d'innovations qui ne verront jamais le jour parce que pour innover, il faut aussi être solide et pouvoir se permettre d'arrêter un peu de produire pour réfléchir à comment mieux produire?

Oui, les TPE représentent un potentiel d'emplois intéressant. Mais ce n'est pas parce qu'elles sont plus vertueuses. C'est en grande partie parce qu'une embauche représentant un risque important pour leur équilibre, elles tournent souvent en sous-effectif chronique. De ce fait, dans une conjoncture économique défavorable ou incertaine, ce potentiel d'emploi restera au stade de potentiel, et les emplois existants n'offriront pas des conditions de travail des plus agréables. On peut toujours simplifier les formalités d'embauches, leur verser des aides ou consentir des crédits d'impôts ou des exonérations de charges sociales, mais la question fondamentale reste celle du risque. Soit l'entreprise doit l'assumer, ce qui n'est pas gagné pour ces petites structures, soit c'est au salarié d'en supporter une partie, et là on crie -parfois à juste titre- à la précarité.

D'autre part, il est assez clair que cette vénération de la PME, outre ses relents poujadistes, est directement inspirée des USA, qui encouragent fortement l'activité des PME en les aidant à exporter et à se protéger des importations, en leur réservant des marchés publics, et qui semblent en tirer quelques bénéfices puisque de 1993 à 1997, elles auraient créé 90% des emplois. Mais gare au copier-coller: les TPE américaines ont un cycle de vie très différent des françaises: les créations sont très nombreuses, mais les destructions aussi, et celles qui survivent atteignent beaucoup plus vite une taille de grosse PME, embauchant rapidement quand elles réussissent. Ici, ce gisement d'emploi restera donc largement inexploité, malgré toutes les aides que l'on apportera aux PME, tant qu'elles n'auront pas la même dynamique.

L'idéalisation du petit est d'autant plus facile que c'est la seule partie que l'on croit connaître. Quand on parle de disparition des petits commerces, chacun imagine sa boulangère au chômage, et oublie aussitôt la fois où l'on a passé un quart d'heure à faire la queue pour avoir une baguette pas fraîche. On nage dans l'affectif. Et pour faire un choix macro-économique, c'est souvent la meilleure façon de se planter. Cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas prendre en compte l'humain, bien au contraire. Mais pour mettre l'économie au service de l'Homme, l'anthropomorphisme est une impasse. Si l'instinct de protection du petit peut permettre la survie de l'espèce, en économie, il nous aveugle sur le processus de destruction créatrice qui nous a permis de sortir des cavernes. Si notre modèle social était un tant soit peu performant et protégeait les personnes et pas leur emploi, tout le monde rirait à l'idée que l'on puisse verser une larme dans un JT sur les difficultés d'une entreprise, aussi petite qu'elle soit.

Notes

[1] Source: Ministère des PME (sic), du commerce, de l'artisanat et des professions libérales, d'après les chiffres INSEE.