Si l'on osait se risquer à traduire cette perle, cela pourrait donner:

Celui qui reçoit de moi une idée accroît son savoir sans diminuer le mien, de la même manière que celui qui allume sa chandelle grâce à la mienne obtient la lumière sans me plonger dans l'obscurité.

Quand le service public alimente le domaine public...

Si les États Unis avaient compris et suivi leur père fondateur sur ce point, il est probable que la propriété intellectuelle aurait été bien différente de ce qu'elle est devenue: un monopole toujours allongé après la mort de l'auteur, au bénéfice de son éditeur ou de ses ayant-droits et au détriment du public. Mais si cette évolution a été constante dans le domaine commercial, il est un secteur qu'elle a oublié outre-atlantique.

En effet, au pays des grosses majors les travaux qu'un fonctionnaire du gouvernement fédéral produit dans le cadre de son travail ne peuvent être ''copyrightés''. Ce qui explique que les images publiées par la NASA peuvent être librement utilisées, modifiées, copiées, publiées... Ou encore que la National Oceanic and Atmospheric Administration publie environ 20 000 superbes photos...

Voilà une chose que j'aime aux États-Unis. Peut-être vous dites-vous qu'après tout, c'est bien normal: les fonctionnaires sont payés pour rendre service à la société et pas pour se faire de l'argent en vendant des jolis posters ou des beaux livres. Que leurs travaux devraient bénéficier à tous, sans que l'on ait à repayer ce qui a déjà été financé collectivement par l'impôt si l'on souhaite s'en resservir.

Et en France, comment ça se passe?

Moins bien. Encore une raison d'avoir honte de notre beau pays. Si le statut des oeuvres des fonctionnaires n'est pas pour l'instant clairement défini par la loi, la jurisprudence n'est pas vraiment favorable au droit des citoyens à accroître leur savoir sans diminuer celui des fonctionnaires qui produisent des oeuvres, parmi lesquels les universitaires figurent en bonne place.

Jurisprudence, rapport sur la question: freinons la diffusion des oeuvres des fonctionnaires!

En 1991, le Tribunal de Grande Instance de Paris a tranché: le droit de divulgation des enseignants reste entier. Si vous pensiez naïvement qu'un cours oral devant un public dans le cadre d'une université publique constitue une divulgation et donc qu'en faisant cours, en étant enseignant, les enseignants fonctionnaires usent leur droit de divulgation, vous vous trompez. Autrement dit, si je publie mes notes sur un cours donné par un professeur sur ce blog, je suis dans l'illégalité. Tout comme si je fais une photocopie de ces notes pour les donner à un camarade qui a raté un cours parce qu'il était malade...

Égarement du juge? Inadaptation de la loi? Archaïsme nuisant à la diffusion des savoirs? Ces hypothèses seraient si rassurantes... Mais nous en sommes loin. Depuis, un rapport du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique s'est emparé de la question des créations des agents publics. Un petit extrait, à propos du droit de divulgation: Le problème du droit de divulgation ne se pose pas autrement que dans les relations entre un employeur et un salarié de droit privé (...). Quelle acuité dans la perception de l'enjeu de la diffusion des savoirs...

Où l'on reparle du projet de loi DADVSI...

Et pourquoi ne pas profiter de la transposition de la Directive européenne sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information, (pour laquelle on a déjà 3 ans de retard, soit dit en passant) qui contient déjà de quoi agiter les défenseurs des droits des utilisateurs d'oeuvres dématérialisées, pour légiférer tranquillement... On aurait tort de se priver.

Mon propos n'est pas de revenir sur les dangers du projet de loi DADVSI, plongez vous dans les textes si vous voulez vous faire votre opinion, lisez les argumentaires et les pétitions (Eucd, Interassociation des bibliothécaires, Enseignants, chercheurs et étudiants demandant une exception pédagogique), les centaines d'appels à la vigilance, dont certains relèvent plus du slogan facile que d'une argumentation honnête et responsable. Par contre, on parle beaucoup moins des articles 16 à 18, qui traite les "Conditions d'exercice du droit d'auteur des agents publics".

Et l'éducation et la recherche?

À aucun moment le projet de loi n'évoque d'exception à l'interdiction de copie ou de représentation publique d'une oeuvre pour l'éducation et l'enseignement, allant directement à l'encontre de la directive qu'il est sensé transposer, qui le mentionne clairement:

(14) La présente directive doit promouvoir la diffusion du savoir et de la culture par la protection des oeuvres et autres objets protégés, tout en prévoyant des exceptions ou limitations dans l'intérêt du public à des fins d'éducation et d'enseignement.

Impasse donc sur le professeur d'histoire qui voudrait montrer un film sur la guerre froide à ses élèves. Mais aussi impasse sur la possibilité pour le grand public de profiter du cours du professeur en question, si l'un de ses élèves voulait le mettre en ligne. L'article 17 ne fait pas de distinction entre agents publics et autres créateurs. Il reconnaît au fonctionnaire le droit de divulgation, mais le soumet tout de même aux règles auxquelles il est soumis en sa qualité d'agent et de celles qui régissent l'organisation, le fonctionnement et l'activité de la collectivité publique qui l'emploie.. Ce qui renvoie la décision politique qui permettrait de respecter la directive à l'Éducation nationale, si je comprends bien... J'ose espérer que la Commission européenne ne manquera pas de faire remarquer à la France que cette mauvaise transposition pose problème en la matière, et que le tir, ou plutôt le non-tir, puisse être rectifié.

En attendant, Victor Hugo doit se retourner dans sa tombe, lui qui nous a aussi laissé une belle citation, en déclarant devant un parterre d'éditeurs dont j'aurai voulu voir les visages:

Le livre, comme livre, appartient à l'auteur, mais comme pensée, il appartient – le mot n'est pas trop vaste – au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l'un des deux droits, le droit de l'écrivain et le droit de l'esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l'écrivain, car l'intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous.

Victor Hugo, Discours d'ouverture du Congrès littéraire international, le 17 juin 1878