La lecture d'un bon billet sur la réforme sur Diner's Room vient de me rappeler que je m'étais promis il y a quelques temps de ne pas garder pour moi l'idée lumineuse qu'un de mes enseignants a soumis à ma sagacité. La reformulation que je vous propose n'engage donc que moi. Jean-Louis Guigou, ex-délégué à l'aménagement du territoire et à l'action régionale, est passionné de prospective, cet art de préparer l'avenir, cette réflexion stratégique de long-terme.

La politique renvoie aux registres du symbolique, du réel et de l'imaginaire. Schématisons la réforme sur ces trois registres: le réel est donné, c'est la situation actuelle, le présent. Le symbolique rassemble les valeurs que nous partageons, notre inconscient collectif. L'imaginaire renvoie à la situation future espérée.

Si nous échouons dans la réforme, c'est parce que nous avons pris le parti et l'habitude de suivre le mouvement, de subir des évolutions que l'on comprend mal: notre réel est changeant, nous ne le contrôlons pas.

Qu'est-il advenu de notre imaginaire collectif? Depuis quand n'avez vous pas entendu parler ou parlé d'enjeux (non-individuels, les plans de carrières ne comptent pas) à l'horizon de 10 ans, 20 ans ou 30 ans? L'environnement et le climat font figure d'exception: qui sait aujourd'hui dans quelle société il veut vivre dans 20 ans, qui va préparer cette société? Quel responsable politique a ne serait-ce que l'ébauche d'un programme à l'échéance de 20 ans? Quel syndicat réfléchit dans ces termes? Quel média relaie ces idées et nous invite à nous y intéresser?

Notre imaginaire collectif, c'est le néant.

Comment évolue la symbolique lorsque l'on se prive d'imaginaire et lorsque l'on subit le réel? Elle se crispe, elle se renferme sur les acquis de chacun, sur la nostalgie d'un temps meilleur.

Le désir ultime des étudiants et lycéens manifestant ces derniers jours: un emploi qu'ils puissent garder toute leur vie, comme celui de leur parents autrefois (mythe, quand tu nous tiens...). Les Trente Glorieuses, voilà l'horizon. Le mode d'action: l'occupation, la barricade, l'ultimatum, la révolte. Les revendications: la démission du Gouvernement ou le retrait du CPE. Un mélange de 1789 et 1968, en somme, mais au service du statuquo, faute de pouvoir revenir en arrière.

Nous subissons le réel, abandonnons toute vision prospective de l'avenir, et nous replions dans une symbolique qui s'éloigne chaque jour un peu plus du réel, que nous vivons donc d'autant plus mal.

L'absence de réflexion stratégique sur le long terme est au cœur de cette crise de la réforme, bien plus que l'écart supposé croissant entre la société et ses élus. Un peuple n'avance pas s'il ne sait pas où il va (Jean-Louis Guigou). On peut demander les plus grands sacrifices à une personne ou à une société si elle perçoit leur nécessité et leur effet sur le futur. Au contraire, si l'effet est incertain, soit parce que le diagnostic de la situation actuelle n'est pas partagé, soit parce que le sacrifice demandé semble inefficace, aucune raison de renoncer à sa consommation immédiate de bien-être pour permettre son hypothétique accroissement.

Le débat ou la consultation comme préalable à la réforme? Oui, c'est une solution. A condition qu'ils portent non pas sur le contenu de la réforme, mais sur ce à quoi elle doit mener, dans 5 ans, dans 10 ans, dans 30 ans. Si un consensus se dégage sur ces points, la réforme sera naturelle. N'oublions pas qu'elle n'est qu'un moyen.

Soyons cyniques et opportunistes, misons sur le long-terme, car qui ne se préoccupe pas de l'avenir lointain se condamne aux soucis immédiats (Confucius).