Si vous n'êtes pas très calés en histoire de l'Afrique du Sud, je vous conseille fortement la lecture de l'article de Wikipedia sur le sujet, voire sa version anglaise, encore plus complète.

Le symbole du comptoir de la Dutch East India Company

Le premier européen à être monté sur Table Mountain est le portugais Saldanha, qui en 1503 avait besoin de s'orienter. Quand Jan van Riebeeck arrive en 1652, l'escale de ravitaillement se prolonge et débouche finalement sur l'établissement d'un comptoir. Il arrive par Table Bay, à l'endroit qui deviendra le port de Cape Town, et voit donc la face nord de la montagne comme elle est représentée sur tous les logos et cartes postales aujourd'hui, ou plutôt devrais-je dire que nous essayons de voir la montagne comme il l'aurait vu...

Les premières fermes s'installent au pied de Devil's Peak, à Rondebosch, et la première haie, symbole de la domestication de la nature, est censée être encore debout à Kirstenbosch, au pied de la face est. La montagne est donc un lieu central dans le développement du comptoir, mais à part quelques aventuriers, personne ne va s'y promener le dimanche!

Un lieu réservé aux esclaves

Jusqu'à son abolition en 1833, l'esclavage faisait partie du paysage dans la colonie et à défaut de charbon ou d'électricité, le bois était utilisé dans tous les foyers. Ce sont donc les esclaves qui sont envoyés dans la montagne pour ramener du bois, les maisons les plus riches déléguant un ou deux esclaves à temps plein à cette tâche. Pour les colons, c'est donc un lieu infréquentable, voire dangereux: les esclave en cavale y trouvent également refuge...

Ajoutez à cela quelques légendes affirmant au choix l'existence de monstres, ou encore la présence d'un lac recouvrant toute la Table et d'ancres marines jonchant son fond, et vous comprendrez que ça n'attire pas les foules... Pourtant, au tournant du XVIIIe siècle, le romantisme britannique fait changer les habitudes.

Le lieu où l'aristocratie vient chercher le grand frisson

L'ascension de la montagne devient un loisir pour les habitants et tous les carnets de voyageurs la relatent. Cependant, si vous imaginez l'aristocratie locale partir à l'aventure, vous êtes loin du compte... Pour deux visiteurs, comptez 15 ou 20 esclaves pour porter chaises, tables, nourriture et de quoi enjouer le tout avec de la musique!

Si les normes de confort de la promenade se sont un peu démocratisées, les récits d'expériences restent semblables: on y vient cherche le grand frisson de la confrontation avec le divin et une forme de memento mori, un rappel de son insignifiance. Extase, chants et cris sont donc de mise. Après tout, c'est souvent la première fois que l'on domine la terre et la ville en contrebas, que l'ont voit le monde comme on pense que Dieu le voit, alors comprenez l'émoi!

Un lieu sauvage à domestiquer

Dans le dernier quart du XIXe siècle, le romantisme laisse place à l'exploitation de la montagne. On utilise les prisonniers pour construire les routes et les chemins, pour planter des arbres: sans eux, la montagne serait encore nue, ce qui révolte l'esprit victorien qui plane sur la ville, cachez cette roche que je ne saurais voir! Et accessoirement, les pins, à la croissance rapide, exploités grâce au travail forcé, font tourner les affaire. Mais Cape Town, en pleine expansion, a besoin d'eau. Et malgré sa silhouette, la montagne fait un excellent château d'eau! Dans les années 1890, trois réservoirs sont creusés, des canalisations sont posées. Et pendant la décennie de travaux, un village s'installe sur la Table: commerces, bureau de poste, tout est fait pour que la main d'oeuvre ne perde pas de temps à aller en ville.

Entre ouverture et fermeture au public...

Au début du XXe siècle, un projet de complexe hôtelier est soutenu par la ville. Golfs, piscines, une vraie station suisse à 1000 mètres d'altitude, à l'endroit où se trouve actuellement la station du téléphérique! Tenu en échec par les derniers romantiques, qui formeront plus tard le Mountain Club, une organisation qui se charge de la défense des privilèges des aristocrates romantiques, le projet sera abandonné. Mais en 1929, le téléphérique est mis en service. Sa capacité sera doublée en 1997, avec un nouveau téléphérique de fabrication... suisse. La montagne est ouverte aux touristes et aux classes moyennes, pari perdu.

Face est vs. Face nord, deux symboles opposés

Du coup, sous l'influence Lord Cecil Rhodes, businessman "anglo" devant se fondre dans le moule afrikaner, les bonnes gens se sont détournés de la face nord, pour représenter la face est, symbolisant la campagne et les fermes des premiers habitants, mais aussi le lieu de résidence des "anglos", qui se sont écarté de la ville depuis la construction de la voie ferrée vers False Bay.

Le modèle représenté depuis des siècles est donc snobé au profit de la vue des jardins de Kirstenbosch vers Maclear's Beacon, le point culminant de la Table, mais ce ne sera pas pour longtemps. A la mort de Rhodes, Jan Smuts reprendra le symbole de la montagne et s'y rendra plusieurs fois avec le Mountain Club, mais après lui, plus de héraut pour la face est.

L'apartheid rétablit la symbolique de la face nord, notamment en l'illuminant à partir de 1952, et Mandela lui aussi posera volontiers devant cette face nord, qu'il a pu contempler pendant ses années à Robben Island.

Ironie de l'histoire, c'est maintenant Thabo Mbeki, le président actuel, qui pose lui plutôt avec la face est en arrière plan, au lever du soleil sur Devil's Peak, à partir de la résidence présidentielle de Cape Town, qui n'est autre que... la demeure de Rhodes!!! Recyclage de symboles, quand tu nous tiens!

Si le sujet vous passionne et que vous aimez les illustrations et photos anciennes, je vous recommande ce livre:
Nicholas Vergunst, Hoerikawaggo: Images of Table Mountain, ed:The South African National Gallery (January, 2001), ISBN: 1874817278

Sources:

Cours d'Environmental History de Lance Van Sittert
Wikipedia
Looking Back: Table Mountain